Voici le récit de Joseph SANGUEDOLCE, qui fut détenu à Compiègne et à Dachau en même temps que mon père.
Ils furent déportés à Dachau le 18 juin 1944, avec les 1.200 combattants du Bataillon FFI d'Eysses.
Leur camarade Georges CHARPAK a également témoigné sur ce convoi.
Le trajet de ce convoi
Le départ de Compiègne
En gare de Compiègne, un jeune officier SS nous harangue : «Vous n'avez aucune chance de vous évader, mais en cas de tentative dans un wagon, nous doublerons le nombre de détenus de celui-ci. Si, par contre, un détenu parvient à s'évader, nous en fusillerons dix, si dix s'évadent, nous fusillons tout ce qui reste dans le wagon.»
Élevant encore la voix, il conclut: «Si tous les détenus d'un wagon s'évadent, nous fusillons tout le convoi».
Nous sommes 100 par wagon, nous avons réussi à rester ensemble. 100 par wagon, 20 de plus que lors du voyage d'Eysses-Compiègne, je ne sais comment nous pourrons nous organiser.
Il n'est pas question de nous étendre ni même de nous asseoir dans ce wagon à bestiaux de 9 m 34 de long sur 2 m 60 de large, nous disposons de 0 m 25 chacun. Il faudra régler rapidement cette question vitale, car si le trajet dure aussi longtemps que le précédent, nous ne tiendrons pas. Avant même de partir, nous suffoquons dans le wagon où l'air ne pénètre que par les deux vasistas grillagés et par quelques fentes dans les parois.
La voie ferrée au départ de Compiègne
Dès que le convoi s'ébranle, le comité de direction donne des recommandations en tenant compte de l'expérience vécue dans le voyage d'Eysses-Compiègne. Il faut manger de suite, car dans quelques heures, il sera impossible d'avaler une seule bouchée. Nous devons conserver au maximum le peu d'eau qu'on nous a remis.
Des groupes de dix sont constitués avec un responsable par groupe. Les décisions qui seront prises devront être appliquées par tous. Tout ravitaillement qui pourra nous parvenir sera remis au collectif qui établira les modalités de distribution.
Ces directives sont transmises par l'intermédiaire des chefs de groupe. Il n'y a pas d'opposition.
Le train roule depuis quelques heures et chacun cherche à se caser comme il peut.
Pour le moment, quelques détenus seulement sont assis, le reste est debout. Au fond du wagon, le collectif de direction discute ferme, une grave décision doit être prise, doit-on ou non tenter l'évasion ? Après les menaces du lieutenant SS, notre décision sera vitale pour le reste du convoi.
Si nous réussissons l'évasion, et je pense que ce sera possible, et si les SS appliquent leur décision, ce sont 1900 personnes qui seront fusillées. Et s'il nous a bluffés ? Si ce n'est qu'une manoeuvre d'intimidation ? Si nous reculons, nous prenons la responsabilité de priver 100 patriotes de la possibilité de reprendre la lutte. La décision est grave, mais il faut trancher, car après la frontière, l'évasion ne sera plus possible.
L'ordre me parvient: «Nous n'avons pas le droit de prendre la responsabilité de sacrifier 1 900 camarades. Nous connaissons les SS, le risque est trop grand, il faut abandonner le projet d'évasion.» La pince que j'avais soigneusement cachée jusqu'à cet instant au péril de ma vie, cette dernière chance de liberté, je la jette par le vasistas. Nous ne sommes pas nombreux à connaître les préparatifs d'évasion, ni l'abandon du projet.
Un groupe de quatre jeunes résistants faisant partie du réseau F.T.P.F. de Lyon reste au milieu du wagon. Un camarade prévient le collectif de direction que ces camarades creusent un trou dans le plancher pour s'enfuir.
Que faire ? Le problème est grave, la décision est cornélienne: laisser tenter l'évasion sans nous et nous sommes victimes des représailles, les suivre, c'est le reste du convoi qui risque d'être victime.
Un camarade est mandaté pour discuter avec eux. Ils ne répondent pas et continuent de creuser. Alors, le service d'ordre intervient pour empêcher de valeureux et courageux combattants de tenter l'évasion .
(J'ai revu deux camarades de ce groupe. Ils ne nous pardonnent pas d'avoir pris cette décision. Nul ne saura jamais qui a eu raison. Je pense que les SS, aux abois, n'auraient pas hésité à mettre leur menace à exécution)
Jusqu'à Avricourt, le train, sous la responsabilité des officiers allemands, est convoyé par les miliciens italiens en chemises noires.
La gare de Deutsch-Avricourt (ou Nouvel-Avricourt) avant la guerre de 1914
La carte
(Je ferai un billet particulier sur la gare d'Avricourt qui se trouve être celle ou mon grand-père était chef de gare.)
Aux arrêts, nous réclamons de l'eau et malgré les menaces des fascistes, ils laissent passer quelques bouteilles du précieux liquide rapidement réparties entre groupes. Nous avons droit à quelques cuillerées d'eau, ce qui n'apaise pas notre soif mais permet de tenir.
Notre initiative de répartir équitablement l'eau qui nous parvient est heureuse; je me demande ce qui se produirait s'il en était autrement.
La deuxième nuit, nous franchissons le Rhin. Le train s'arrête de plus en plus souvent, parfois des heures entières. Ces arrêts, en plein jour, sont insupportables, la chaleur est étouffante, des camarades suffoquent et tombent, nous les soulevons et les conduisons vers les vasistas jusqu'à ce qu'ils reprennent connaissance.
Ceux-là ont droit à une cuillerée d'eau pour finir de les ranimer. La décision est prise de procéder à la rotation des places le long des parois du wagon pour que chacun puisse bénéficier à tour de rôle de l'air qui passe entre les fentes des planches disjointes. Ces emplacements privilégiés permettent, lorsque le train roule, de mieux respirer. Cette directive est contestée par certains qui ont ces places privilégiées. Malgré quelques réflexions, chacun se plie à la discipline.
Le manque d'oxygène, la chaleur suffoquante et les odeurs nauséabondes nous asphyxient de plus en plus, les forces commencent à nous abandonner. Les jambes de certains camarades enflent, atteintes d'oedèmes. Si le voyage continue, ils risquent de mourir.
Pourrons-nous tenir jusqu'au bout ? Mais où se situe le bout ?
Nous ressemblons à ces carpes qu'on vient de sortir de l'eau. Nous n'avons rien mangé depuis deux jours, cela n'a pas d'importance, nous n'avons pas faim. Mais respirer de l'air pur, boire une bonbonne d'eau, voilà qui serait délicieux.
Le train s'arrête à nouveau, mirage ou miracle, notre wagon est bloqué juste en face d'une énorme bouche d'eau destinée au ravitaillement des locomotives. L'eau coule à plein sans arrêt. Un cheminot allemand est là. Je crie «wasser trinken», il nous regarde, sans se presser, il remplit un seau d'eau et s'approche du wagon, mais un schupo l'interpelle, il n'insiste pas et se retire lentement. Nos bouches sèchent, avides de cette eau limpide qui coule et se perd, n'ont plus la force de saliver.
Le train reprend sa course vers la destination inconnue. Les deux litres d'eau qui nous ont été remis à Karlsruhe ont été bus, il ne reste plus une goutte de liquide depuis longtemps.
Ce voyage est interminable, se terminera-t-il ? Nous entrons dans une lente agonie, chacun essaie de résister pour retarder la mort. C'est à mon tour de m'asseoir. Je m'assoupis, mais la soif est trop forte, je reste un long moment immobile.
Mon esprit s'évade....
.....je reçois un coup de coude, «arrête de remuer», me dit mon voisin.
Maintenant, c'est le silence. Le train continue vers cette destination mystérieuse que nous n'atteindrons peut-être jamais. Denis donne des signes inquiétants: depuis de nombreuses heures, il ne réagit plus. Son groupe le soulève et le tient à hauteur du vasistas; il est relayé par d'autres camarades. L'espoir de redonner vie à Denis revient, il bouge, il essaie de sourire. Pour le moment, nous pouvons encore intervenir, mais pour combien de temps ?
Nous ne pourrons pas tenir, nous sommes complètement épuisés. Malgré cela, dès qu'un camarade tombe, nous trouvons assez de force pour le porter au vasistas.
Au moment où tout semble fini, au troisième jour de ce voyage en enfer, le ciel vient à notre secours. Une abondante pluie d'orage se met à tomber, cette pluie bienfaisante rafraîchit le wagon et déjà nous laissons pendre par les vasistas les chemises que nous suçons avidement.
Avec des gamelles, nous décidons de recueillir les gouttes d'eau qui tombent à la hauteur des vasistas, nous récupérons la valeur totale d'un quart de litre. Cela donne droit pour chacun de nous à une cuillerée d'eau de pluie. Nous sommes en Bavière, nous approchons de Munich.
Ce nom de ville résonne dans ma tête, Munich...
Dans une heure ce sera mon tour d'aller prendre ma ration d'air, j'étouffe et mes jambes deviennent de plus en plus lourdes. A Munich, Daladier capitulait. La paix pour un siècle. Un an de lâche soulagement et c'est la drôle de guerre.......
C'est au tour de notre groupe de prendre sa ration d'air. Un peu d'oxygène, la vie revient, nous reviendrons aussi, le plus difficile pour le moment est de retourner à notre place. Cent hommes dans un wagon prévu pour huit chevaux, c'est peu pour chacun de nous.
«Et si on nous conduisait au stalag, nous serions sauvés».
Mon esprit vagabonde mais la dure réalité me réveille. Après
de nouvelles manoeuvres, dues à l'approche d'une gare secondaire, nous arrivons à Dachau.
La gare de Dachau aujourd'hui
Les portes s'ouvrent, les SS et les schupos hurlent, nous arrachent des wagons et nous mettent en rangs. Des gens qui attendent à la gare nous regardent; certains ricanent; la plupart restent indifférents : ils sont blasés.
Épuisés, le visage repoussant de saleté, les yeux hagards, les commissures des lèvres recouvertes de bave séchée, titubant, nous sommes ivres de cet air vivifiant.
«Los, los ! » crient les SS.
Il faut faire vite. Malgré les cris, nous partons lentement en direction du camp.
Le trajet présumé de la gare au camp.
Les plus valides aident les autres à supporter cette marche. Quelques détenus se jettent dans les flaques d'eau boueuse pour se mouiller les mains et la figure, les coups de schlag les relèvent.
Dachau, ce nom évoque quelque chose. Je demande à Favro s'il connaît. Sa réponse vient, sèche et sans équivoque «on est foutu». Ainsi, grâce à notre organisation et à notre discipline, nous arrivons tous vivants à Dachau. De nombreux camarades sont mal en point mais vivants.
Le camp a belle allure. Nous apercevons les miradors, les doubles rangées de fil de fer barbelé et sur la porte, une immense inscription en fer forgé «Arbeit macht frei». (le travail rend libre)
Les baraques sont bien alignées, au fond du camp s'élève une immense cheminée, sans doute celle des douches; les allées, les pelouses vertes et les parterres de fleurs sont soigneusement entretenus.
Tout indique l'ordre et la propreté.
Mais pourquoi donc Favro a-t-il dit «qu'on est foutu ?»
Extrait de l'ouvrage : " La Résistance à Dachau-Allach, contre la mort programmée"
Joseph SANGUEDOLCE
Éditions Médiris
25, rue Félix Brun
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